L’abolition des privilèges ?
Les
députés de la noblesse à l’Assemblée constituante ont été mus par un grand
élan, quasi-universel, vers le changement lors de la séance du 4 août, appelée
semble-t-il à une grande postérité. Nombreux ont été les députés de la noblesse
à se succéder à la tribune de l’Assemblée pour surenchérir dans l’auto-dépouillement
des privilèges de leur condition. Sous l’impulsion de Messieurs de Noailles d’Aiguillon,
nobles libéraux, les appels à l’abolition du servage, des corvées de toutes
sortes, des droits féodaux, des justices seigneuriales, à l’égalité devant l’impôt,
se sont multipliés sous les applaudissements enthousiastes du public. La séance
se terminant par des larmes de joie et des embrassades. Présenté ainsi, tout cela
est bien joli. Mais que se cache-t-il derrière ce formidable élan de
spontanéité et d’unité ? Est-ce pure magnanimité et adhésion aux idéaux
des Lumières de la part des députés de la noblesse, qui ont entraîné dans ceux
du clergé ? Ce serait trop beau !
Premièrement,
comme nous le dit M. Marat, il aura tout de même fallu attendre que ces
messieurs vissent leurs possessions menacées par la jacquerie qui sévit de
toute part depuis fin-juillet, les appels au calme de Sa Majesté n’y changeant
rien, pour se sentir obligés de renoncer à leurs attributs féodaux. Ont-ils
effectivement attendu de n’avoir plus du tout le choix pour se résoudre au
sacrifice ?
Deuxièmement,
il pourrait y avoir des motivations toutes politiques derrière tous ces beaux
sentiments. Encore une fois, l’affolement des ordres dominants du royaume –
Tiers Etat bourgeois compris – face au déchaînement paysan, la peur de voir la
monarchie emportée et la démocratie selon Montesquieu s’installer ne sont-ils
pas pour beaucoup dans cet élan de générosité ? Conserver la Monarchie, et
la place de commandement dans la société qui en découle pour les privilégiés,
valait sans doute bien la peine de faire quelques sacrifices et de laisser une
part du gâteau aux représentants les plus puissants de la bourgeoisie par la
suppression de la vénalité des charges…
Troisièmement,
toute la noblesse ne semble pas en phase avec l’élan de magnanimité de ses
députés à la Constituante. C’est le pessimisme qui domine, voire la peur face
aux soi-disant hordes de brigands et aux débordements qu’a connu Paris
fin-juillet. C’est aussi l’incompréhension suite aux nouvelles de la séance du
4 août. Une partie de l’aristocratie y est même carrément opposée. Une
manifestation flagrante en est l’émigration d’un certain nombre de ses
représentants, jusque dans la famille royale. Et il y a fort à craindre qu’ils
ne restent pas inactifs de l’étranger devant tous ces intolérables progrès…
Et
c’est ce qui amène à la quatrième raison. Suite à toutes ces décisions
irrévocables, le législateur a dû faire en sorte que la pilule ne soit pas trop
dure à avaler. C’est là, une autre cause de méfiance pour M. Marat. Les décrets
adoptés les jours suivants ont fortement atténué les grandes décisions actées
dans l’ivresse de la séance du 4 août. Le processus a abouti, le 11 août, à un
décret très général abolissant la féodalité, c’est-à-dire proclamant l’égalité
civile et fiscale et supprimant la vénalité des charges et les privilèges. Un
décret en contradiction, sur ce dernier point, avec ceux des jours précédents,
puisque ces derniers ne supprimaient sans indemnité que le servage, le droit de
chasse et la justice seigneuriale. Tous les autres droits seigneuriaux ont
effectivement été déclarés rachetables. A défaut, il faudra continuer à les
payer. En quelle proportion le monde paysan a-t-il les moyens de racheter ces
droits ?
Alors
ce monde politique en formation a-t-il, comme le pense M. Marat, passé un
marché de dupe au dépend du peuple. Une partie pour garder le pouvoir quelle
détient ? Une autre partie pour acquérir le pouvoir qu’elle pense mériter ?
Tout en présentant les choses de façon à calmer la fureur populaire et à la
détourner de ce qui se passe vraiment ?
Toujours
est-il que, malgré le formidable élan initié la nuit du 4 août, les résultats
ne sont certainement pas à la hauteur des attentes populaires – paysannes notamment
– et que les droits seigneuriaux ont encore de beaux jours devant eux…
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